Chronique complète : Le jour où la Bourgogne a vacillé

Chronique complète : Le jour où la Bourgogne a vacillé

Paris, 24 mai 1976.
Dans une petite salle feutrée d’un hôtel parisien, un événement presque anodin se prépare : une dégustation à l’aveugle organisée par un caviste anglais excentrique, Steven Spurrier. L’idée ? Faire goûter à des juges français une sélection de vins français... et de vins californiens.

L’invitation a été accueillie avec une certaine condescendance. Les Français, notamment les Bourguignons, sont sereins. Qui pourrait sérieusement croire que des vins venus d’un État américain connu surtout pour ses plages et ses hippies puissent rivaliser avec les terroirs sacrés de Puligny, Meursault ou Beaune ?

Autour de la table, neuf jurés, tous issus du monde du vin français : critiques, cavistes, œnologues. Parmi les bouteilles, des Bourgognes blancs d’une grande noblesse – Meursault Charmes Roulot, Puligny-Montrachet Les Pucelles de Leflaive, Beaune Clos des Mouches de Drouhin. Face à eux, quelques outsiders : des Chardonnay venus de Napa Valley, comme Château Montelena ou Spring Mountain.

La dégustation commence. À l’aveugle, personne ne sait ce qu’il goûte. Chacun note selon ses critères. On devine de la tension, mais aussi une certaine assurance chez les jurés français. Ils savent, ou croient savoir, quand ils ont un “vrai vin” en bouche.

Mais quand les résultats tombent, le sol se dérobe sous les pieds des Français. Le meilleur vin blanc selon le jury ? Un Californien.
Château Montelena Chardonnay 1973.
Devant les crus de Bourgogne.

Un choc sourd dans la Côte d'Or

Dans les jours qui suivent, la nouvelle fait peu de bruit en France. On en parle à peine. Un petit article dans Time Magazine s’en fait l’écho, mais les grands médias français ignorent l’événement. Du côté de Beaune, on hausse les épaules. Une erreur ? Un accident ? Une supercherie, peut-être.

Mais dans les caves et les domaines, certains comprennent très bien ce que cela signifie.

« Ils ont su faire du vin de terroir, sans terroir », confiera plus tard un vigneron de la Côte de Beaune. Car le Chardonnay, cépage roi de la Bourgogne, avait été transplanté avec succès à 10 000 km de là. Et il avait séduit les palais français eux-mêmes.

La réponse : retour à la rigueur

Ce jugement de Paris ne détrône pas la Bourgogne, mais il la pique au vif. Il agit comme un aiguillon. Les années 1980 vont marquer un tournant discret mais décisif.

  • On voit réapparaître le tri à la vigne, plus sélectif.

  • Certains domaines, jusque-là confiants dans leur réputation, modernisent leur chai.

  • D’autres commencent à mieux valoriser le lien entre parcelle, climat, millésime.

La Bourgogne comprend qu’elle ne peut plus vivre uniquement sur son prestige. Elle doit le mériter, chaque année, chaque vendange.

Et c’est peut-être grâce à cette claque venue de Californie qu’une nouvelle génération de vignerons émerge : plus attentive au sol, au climat, au geste. Une Bourgogne plus humble, mais plus forte.

Coda : La revanche discrète

Aujourd’hui, les vins californiens ont leur place dans le monde, mais la Bourgogne a consolidé la sienne. Les vignerons bourguignons reconnaissent même parfois, à voix basse, que le “Jugement de Paris” a été une leçon utile, presque salutaire.

Le vin, après tout, n’est pas seulement affaire de tradition.
Il est aussi affaire de remise en question.
Et cette fois-là, c’est la Bourgogne elle-même qui a dû replanter ses certitudes, comme on replante un cep dans un sol mieux préparé.

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comments (1)

    • Miguel
    • 2025-07-21 18:00:41
    Incroyable histoire!

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